LE FÉDÉRALISME COMPARÉ :
UTILITÉ, MÉTHODOLOGIE, LIMITES

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LOUIS MASSICOTTE

Département de science politique
Université de Montréal
C.p. 6128, succ. centre-ville
Montréal (Qc) Canada H3C 3J7
Fax: (514) 343-2360
Courriel: massicol@pol.umontreal.ca


Notes pour une conférence prononcée à l’Université Libre de Bruxelles


4 novembre 2002

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LE FÉDÉRALISME COMPARÉ :
UTILITÉ, MÉTHODOLOGIE, LIMITES



DU DROIT COMPARÉ À LA SCIENCE POLITIQUE COMPARATIVE

Je pense qu’il faut distinguer tout d’abord le « droit comparé » de la science politique comparative. Le droit comparé est une discipline bien plus ancienne, qui s’est épanouie dans le cadre d’un système international fondé sur la coexistence – pas toujours harmonieuse – d’entités bien définies, les États-nations. Le tout premier rôle des professeurs de droit était d’exposer les arcanes du droit national existant pour le bénéfice de leurs étudiants, de façon à ce que ceux-ci puissent l’utiliser efficacement dans leur carrière professionnelle ultérieure dont on n’imaginait guère qu’elle pût s’exercer dans un autre pays. Ce type d’enseignement du droit était fort pragmatique, généralement peu préoccupé par ce qu’on appelait « les idées générales ».

Par bonheur, les programmes d’enseignement en droit constitutionnel comportaient une dimension plus large qui débordait le cadre national. Tout en maîtrisant prioritairement les paramètres de la constitution nationale, les étudiants devaient acquérir une connaissance au moins générale des grands systèmes constitutionnels étrangers. Par conséquent, les manuels comportaient des développements souvent substantiels sur l’Angleterre, les Etats-Unis, la France.

C’est par cette ouverture que se sont engouffrés des esprits plus curieux que la moyenne. On est agréablement surpris, à distance, de constater la qualité documentaire de nombre de recherches en droit public comparé menées au début du 20ème siècle. Sur des enjeux comme les référendums, la représentation proportionnelle, les chambres hautes, on dispose d’études touchant de nombreux pays.

Un trait commun à la plupart de ces études : leur caractère essentiellement descriptif. Les juristes exploraient les solutions existant dans d’autres pays et les décrivaient de la façon la plus complète possible, eu égard aux limites de la documentation existante et aux obstacles linguistiques. Parfois, un système constitutionnel national était examiné sous toutes ses coutures, et parfois on avait droit à la juxtaposition d’études nationales portant sur une pièce particulière du dispositif institutionnel – le droit de dissolution, la position du chef de l’État. Mais on ne cherchait pas à expliquer les variations constatées. Assez souvent, on glissait de la description à la prescription, l’examen comparatif servant à porter aux nues – ou à discréditer – une solution particulière.

Autre faille du droit constitutionnel comparé traditionnel, sa tendance à privilégier le texte au détriment du contexte, à ignorer dans la comparaison des différents dispositifs institutionnels non seulement le contexte social, économique, culturel particulier dans lequel s’inscrivent les institutions, mais aussi le facteur partisan (parti unique ou pluralisme partisan, bipartisme ou multipartisme). Dans le Dictionnaire encyclopédique Quillet de 1938, on trouve un intéressant tableau comparatif des régimes politiques en vigueur dans le monde d’alors. L’accent est mis sur des variables comme le caractère monarchique ou républicain du système, sa forme fédérative ou unitaire, le nombre de chambres législatives qu’on y trouve. Quelques perles parmi d’autres : Les Etats-Unis et l’Allemagne de Hitler se retrouvaient dans une même catégorie, celle des « républiques fédérales bicamérales », alors qu’au sein des « royaumes sans constitution écrite », l’Angleterre voisinait l’Arabie Saoudite! (
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Les juristes sont, bien sûr, depuis longtemps revenus de cette cécité particulière, si tant est qu’ils y aient tous succombé, ce qui fut loin d’être le cas. Les préoccupations de la science politique sont d’un ordre différent. Bien que la description y sera toujours utile, et que la prescription séduira toujours l’analyste tenté par la politique, la science politique ambitionne surtout d’expliquer comment fonctionne l’univers politique. Le rêve d’un politologue est d’élaborer une théorie qui facilite l’intelligence d’un phénomène politique parce qu’elle identifie de façon convaincante des régularités dans le comportement humain, régularités qui s’apparenteraient dans leur rigueur aux lois élaborées par les sciences de la nature.

Parmi les grands champs d’étude de la science politique, on trouve le Comparative Politics, la « politique comparée ». L’expression n’est pas dénuée d’ambiguïté. Par exemple, dans la bouche d’un politologue américain, Comparative Politics s’oppose à American Politics, et signifie souvent , en pratique, Politics in Countries outside the United States! Idéalement, cependant, la politique comparée cherche à définir des généralisations valables dans le temps et dans l’espace sur la base d’une analyse approfondie couvrant plusieurs pays, incluant ou non les Etats-Unis. Le fédéralisme comparé est une branche de la politique comparée qui se concentre sur les divers modes d’association entre États tels qu’ils existent, ont existé ou même pourraient exister dans le monde.

MOTIVATIONS DES COMPARATISTES

Pourquoi comparer les fédérations entre elles? Une première motivation est d’ordre politico-éthique. Nous sommes tous à la recherche de ce que Raymond Aron appelait « le régime politique le meilleur », chacun ayant bien sûr sa propre conception en ce domaine. L’examen des autres pays peut nous aider à trouver une inspiration permettant de résoudre nos propres problèmes. Tous les constituants ont beau dire que leur pays doit se doter d’institutions politiques bien à lui, approprié aux conditions locales, ils ne manquent pas eux-mêmes de citer des expériences étrangères à l’appui de leurs propositions, commandent souvent des études de droit comparé, et dans les textes dont ils accouchent, les inspirations étrangères ne sont souvent pas très difficiles à déceler par l’œil averti. Les pays ne vivent pas en vase clos, l’imagination politique n’est pas illimitée. Confrontés à un obstacle institutionnel, les réformateurs cherchent chez leurs voisins une formule qui leur permettra de vaincre cet obstacle. L’existence dans des pays importants d’une telle formule devient un argument pour faire accepter celle-ci chez soi.

La deuxième motivation qui sous-tend les études comparatives est d’ordre proprement scientifique. Elle se manifeste par des généralisations descriptives, mais aussi par des études visant à répondre à des questions plus complexes. (
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On peut dresser des généralisations descriptives. Les secondes chambres existent-elles dans toutes les fédérations? Si oui, est-il universellement admis que les États membres doivent y être représentés sur un pied d’égalité? Est-il courant que les gouvernements des États membres y soient directement représentés? Est-il (statistiquement) normal d’exiger que la composition de l’exécutif fédéral reflète le partage de la population entre les États membres? Que sa fonction publique fasse de même? La Cour suprême est-elle désignée d’un commun accord entre les deux ordres de gouvernement? Le droit de sécession unilatérale est-il couramment reconnu? Les institutions politiques des États membres suivent-elles partout le modèle fédéral? Est-il courant pour le gouvernement central de verser des subventions conditionnelles aux gouvernements des États membres? Les États membres ont-ils un accès égal aux divers champs de taxation? Un gouvernement a-t-il le monopole des pouvoirs fiscaux, quitte à devoir redistribuer une partie du produit à l’autre? Les gouvernements ou les Parlements des États membres sont-ils associés au processus de révision constitutionnelle? Celui-ci comporte-t-il obligatoirement des référendums? Est-il courant pour un État membre de disposer d’un veto sur les modifications constitutionnelles souhaitées par tous les autres, ou de pouvoir se retirer à volonté du champ d’application d’une modification s’il le désire? Le fédéralisme asymétrique est-il courant? La population des fédérations est-elle toujours multilingue ou multiethnique? La capitale fédérale forme-t-elle une juridiction distincte des États membres? Les fédérations sont-elles toutes décentralisées au même degré?

On peut aussi chercher, sur la base de l’étude comparée des fédérations, à répondre à des questions plus complexes. Les fédérations multilingues sont-elles vouées à l’éclatement ou, au contraire, à l’écrasement des communautés linguistiques minoritaires? Le nombre d’États membres a-t-il une incidence sur le fonctionnement et la survie des ensembles fédéraux? En comparaison avec les États unitaires, les pays fédéraux tendent-ils à être plus démocratiques, plus respectueux des libertés, plus vastes, plus peuplés, plus prospères, moins enclins à accumuler les déficits budgétaires? Sont-ils de meilleurs gestionnaires de l’économie? Considérant le background colonial de nombreuses fédérations, peut-on croire que certains colonisateurs ont légué une mentalité plus favorable au fédéralisme que d’autres?

QUESTIONS MÉTHODOLOGIQUES

Dans la tradition intellectuelle dans laquelle j’ai été formé, une revue de la littérature existante constitue un préalable indispensable à la recherche. On doit faire l’inventaire des principaux écrits sur la question à l’étude et on recense les explications éventuellement offertes par les auteurs. Ensuite, on élabore des hypothèses et on les soumet à l’analyse comparative pour voir si elles tiennent la route.

Le langage utilisé dans les constitutions nationales peut poser problème, dans la mesure où des termes différents désignent parfois des choses semblables. Aux Etats-Unis par exemple, l’adoption par les deux chambres du Congrès d’une révision constitutionnelle constitue une « proposition » destinée à être subséquemment « ratifiée » par un nombre déterminé de législatures d’État. Par contre, en Belgique, une proposition est un texte législatif déposé par un parlementaire qui n’est pas ministre. Il faut donc que l’analyste crée un vocabulaire qui transcende les particularités nationales, ce qui nécessite une maîtrise approfondie desdites particularités. (
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Les politologues disposent d’indicateurs permettant de répondre à des questionnements complexes susceptibles de susciter des réponses diverses. Comment par exemple déterminer si un pays est démocratique ou ne l'est pas? En grand nombre, les praticiens se tournent vers l’annuaire édité par Freedom House depuis 1972. Cette organisation américaine a élaboré une batterie de critères visant à jauger pour un pays, durant l’année civile précédant la publication, de l’étendue respective des DROITS POLITIQUES et des LIBERTÉS CIVILES. Une note distincte est décernée au même pays pour chacune de ces deux rubriques. Les cotes varient de 1 à 7, la cote 1 étant réservée aux pays où les droits politiques ou les libertés civiles, sont le mieux respectées, et la note 7 l’étant aux pays où ils sont le moins respectés, avec bien sûr toute la gamme des situations intermédiaires. Par la suite, on détermine si un pays est « libre », « partiellement libre » ou « non libre » selon la moyenne arithmétique des deux cotes qui lui ont été attribuées. Une moyenne allant de 1 à 2,5 vaut l’étiquette « libre », entre 4,5 et 7 on est « non libre », et entre les deux on est « partiellement libre ». Lorsqu’il s’agit de distinguer les fédérations démocratiques de celles qui le sont moins ou ne le sont pas, cet outil largement utilisé dans la littérature s’avère indispensable. Il ne paraît pas trop tributaire des jugements de valeur de la diplomatie américaine, comme en fait foi le classement parmi les régimes autoritaires de nombreux pays avec lesquels les Etats-Unis entretiennent des relations par ailleurs plus que cordiales.

Pour jauger le niveau de développement social et économique des pays, on s’en remet de plus en plus à l’Indice de Développement Humain (IDH) élaboré par le Programme des Nations-Unies pour le Développement. A chacun des quelque 170 pays couverts par cette étude annuelle, l’organisme attribue une cote globale établie à poids égal sur la base de trois indices : le revenu réel ajusté per capita, mais aussi l’espérance de vie et le taux de scolarisation. Les cotes nationales sont ensuite comparées entre elles et chaque pays se voit attribuer un rang. Plus le rang est élevé, plus le pays est considéré ayant un développement humain élevé.

Il existe aussi des indices de centralisation financière. L’OCDE calcule annuellement la part des revenus de taxation que contrôle le gouvernement central dans les pays membres. On peut ainsi déterminer si une fédération est fiscalement centralisée. La Banque mondiale a développé de semblables indicateurs.


LES OBSTACLES À UNE ANALYSE COMPARATIVE SCIENTIFIQUE.

a) Le problème de la connaissance inégale.

La pauvreté des connaissances accumulées sur plusieurs pays constitue un obstacle sérieux à l’analyse comparative des fédérations. Il s’agit là d’un problème qui afflige les études de politique comparée dans leur ensemble. Certains pays ont fait l’objet d’une littérature immense, quoique souvent répétitive, alors que sur d’autres, on est réduit à quelques grenailles. Dans cette course à l’étude, les grands pays ont la partie plus facile que les autres. L’Angleterre a longtemps été, bien au-delà des limites de son vaste Empire, une source d’inspiration. Les États-Unis, la France, l’Allemagne depuis une vingtaine d’années, sont devenus à leur tour des modèles. De façon générale, la palme revient aux grands pays qui dominent la scène mondiale plutôt qu’aux petits pays, aux régimes politiques stables dans le temps plutôt qu’à ceux qui ont connu des révolutions. (
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Il en est de même pour les fédérations. Si on dispose d’une littérature considérable sur les fédéralismes américain, canadien, australien, nombre de fédérations ont été peu ou pas explorées. Vieux de plus de 80 ans, malgré un fonctionnement un peu discontinu, le fédéralisme autrichien a fait l’objet de très peu de travaux en anglais ou en français. C’est aussi le cas, pour des raisons évidentes, des fédérations de fraîche date (Éthiopie, Afrique du sud), des petits pays fédéraux (St-Kitts & Nevis, les Émirats arabes unis, les îles Comores, la Micronésie) et de façon plus générale des fédérations dans les pays en voie de développement. Et puis, il faut bien le dire, la demande de recherche génère l’offre. Les fédéralismes dont le fonctionnement est cahoteux suscitent plus d’études que ceux qui fonctionnent sans heurts importants depuis plusieurs générations.

b) La distance entre les textes constitutionnels et la pratique politique

La rareté des informations disponibles sur nombre de pays fédéraux expose l’analyste à toutes les erreurs de perspective que génère le formalisme constitutionnel. Pour bon nombre de pays, la seule documentation disponible est la constitution du pays, un type de document qui depuis des générations est accessible dans une langue scientifique majeure. Ce document fournit des indications intéressantes, sauf que dans bien des cas on risque d’en être le prisonnier, alors que dans les fédérations qui ont été davantage étudiées, une littérature plus abondante permet de mesurer la juste portée de certaines dispositions constitutionnelles. Imaginons par exemple un analyste dont la seule source de documentation sur le fédéralisme canadien serait la Loi constitutionnelle de 1867 : il en retirerait l’image d’un État quasi unitaire où le gouvernement fédéral peut entre autres annuler toutes les lois des provinces dans la plus stricte légalité, alors que dans la pratique la dernière utilisation de ce pouvoir remonte à 1943! Que les membres de la seconde chambre autrichienne soient désignés par les parlements des Länder paraît à première vue faire de cette chambre un instrument des Länder : en pratique, on observe que les parlementaires ainsi désignés s’estiment redevables au parti auquel ils appartiennent plutôt qu’au Land pour lequel ils siègent.

Utilité du fédéralisme comparé

L’avantage de telles recherches est souvent de dissiper des mythes colportés par des politiciens ou des essayistes engagés. Ceux-ci ont tendance à partir de postulats empiriquement faux pour justifier leurs demandes. Certains postulats théoriques classiques, comme la nécessité d’une seconde chambre dans une fédération, sont assez bien corroborés dans la pratique. Mais peut-on soutenir, à l’instar d’un politicien terre-neuvien, qu’une fédération doit avoir un Sénat où les provinces détiennent un nombre égal de sièges? Le principe est intéressant, mais dans l’univers réel il tient mal la route et semble découler d’une connaisance pour le moins parcellaire de la réalité des fédérations : le Canada, bien sûr, mais aussi l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, l’Inde, la Belgique et l’Éthiopie dérogent à cette règle. Est-il scandaleux qu’une révision constitutionnelle ne soit pas entérinée par l'une des provinces, comme ce fut le cas au Canada en 1982? L'unanimité n'est requise que dans les fédérations comptant seulement deux partenaires, ou pour des objets très circonscrits, mais dans l’immense majorité des cas elle ne constitue pas une exigence courante. Le pouvoir fédéral de verser des subventions conditionnelles aux provinces est contraire au principe théorique de l’autonomie sectorielle de celles-ci, mais que penser du principe si presque toutes les fédérations le contredisent dans la pratique? (
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CONCLUSION

En terminant, je voudrais parler des limites de l’analyse comparative. Elles nous éclairent sur ce qui est, laissant entière la question de ce qui doit être. On ne peut pas trancher un dilemme éthique de façon convaincante sur la fois d’un recensement statistique. Le suffrage féminin est maintenant un principe universellement accepté dans les pays démocratiques. Il y a à peine un siècle, il n’existait que dans quelques colonies britanniques des Antipodes ou États de l’Ouest américain. On peut démontrer que la fédération canadienne, loin d’être un État quasi-unitaire ou « impérial », est relativement décentralisée en comparaison de la plupart des autres fédérations. Cette considération laissera indifférent celui qui croit que la fédération est trop centralisée à son goût. Les études de fédéralisme comparé ne permettront jamais d’indiquer quel régime est le meilleur. Elles ont cependant l’utilité de mettre les choses en perspective, quitte à mécontenter certains analystes plus engagés.


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